Après avoir déroulé le tapis rouge au président Abdel Fattah al-Sissi à Paris, Emmanuel Macron se rend pour la première fois en Égypte. Il justifie son soutien à l’ex-maréchal par la nécessité du « combat contre le terrorisme ». Mais le bilan de l’opération menée depuis 2013, principalement dans le Nord-Sinaï, est très contesté.

 Le 24 novembre 2017, l’Égypte est frappée par l’attaque terroriste la plus meurtrière de son histoire récente. Des hommes masqués munis de fusils d’assaut pénètrent dans la mosquée de Bir Al-Abd, petite ville du Nord-Sinaï, et commettent un carnage en pleine prière du vendredi. Bilan définitif : 325 morts, 128 blessés.

Si l’attaque n’a pas été revendiquée, la branche égyptienne de l’organisation de l’État islamique (EI), implantée dans le Sinaï et baptisée “Wilayat Sinaï”, est soupçonnée d’en être l’auteure. À travers le pays, le drame provoque une vague d’émotion. L’Égypte est la cible régulière de violences contre les forces de police, les chrétiens et parfois les touristes, mais il est rare qu’une mosquée soit touchée.

Depuis 2013, la péninsule du Sinaï, et plus particulièrement le Nord, est en proie à une insurrection violente menée par le groupe local Ansar Beit Al-Maqdis. Fort d’un millier d’hommes, il a prêté allégeance à l’EI en 2014 et procède régulièrement à des assassinats ciblés, des attaques-suicides ou à l’IED (engin explosif improvisé), mais est aussi en mesure de tenir des checkpoints et de mener des missions éclairs dans les villes de la péninsule, qu’il utilise comme base arrière pour ses actions violentes à travers le pays.

L’assaut meurtrier du 24 novembre provoque aussi le malaise au sein du pouvoir central égyptien. Le président Abdel Fatah al-Sissi, qui a fait de la « guerre contre le terrorisme » son leitmotiv depuis son arrivée au pouvoir, doit réagir s’il veut sauver son image d’homme fort capable d’assurer la sécurité. Loué comme le dernier rempart contre le terrorisme depuis la destitution du président islamiste Mohamed Morsi et la déstabilisation de ses voisins libyen, irakien et syrien, il en va de sa réputation sur les scènes locale et internationale.

Devant un parterre d’officiers et de responsables sécuritaires, cinq jours plus tard, al-Sissi gronde : « Il est de votre responsabilité de sécuriser et de stabiliser le Sinaï. »S’adressant tout particulièrement à son nouveau chef d’état-major des armées et à son ministre de l’intérieur, il ajoute : « Vous pourrez utiliser toute la force brute nécessaire. »

Deux mois et demi plus tard, le 9 février 2018, les autorités lancent l’opération “Sinaï 2018”, mobilisant les forces terrestres, navales et aériennes, la police ainsi que les gardes-frontières. La mission délivrée est claire : ils ont trois mois pour défaire totalement le terrorisme.

Cinq ans de lutte

Les jours suivants, les habitants du Sinaï témoignent de l’arrivée en masse de militaires lourdement armés. Tous les accès routiers sont bloqués, les réseaux internet et téléphonique coupés, la vente de carburant suspendue, les écoles fermées et certains bâtiments administratifs réquisitionnés et transformés en bases militaires et ce « jusqu’à nouvel ordre ». Coupée du monde, la population décrit El-Arich, principale commune de la région, composée de 115 000 habitants, comme une ville « assiégée ». L’armée égyptienne vient de déployer près de 70 000 hommes et 335 avions de combat.

Officiellement, l’opération doit se concentrer dans le nord, une zone désertique et montagneuse grande comme l’Île-de-France. Elle est en réalité rapidement étendue jusqu’au delta et dans une partie du désert occidental, avec plusieurs objectifs : neutraliser les militants extrémistes, mais aussi détruire les caches d’armes et les tunnels creusés entre le territoire égyptien et la bande de Gaza, qui alimentent les trafics en tous genres et permettent au mouvement de survivre.

Selon un communiqué des forces armées égyptiennes, publié au début du mois de janvier et intitulé « Le terrorisme vit ses dernières heures », l’Égypte aurait procédé à la destruction de 37 tunnels, à l’élimination de 500 hommes et à l’arrestation de 4 000 suspects depuis le début de cette opération. Des chiffres jugés peu crédibles par les observateurs.

Opération menée par l'armée égyptienne dans le Nord-Sinaï, après une attaque le 1er décembre 2017. © ReutersOpération menée par l’armée égyptienne dans le Nord-Sinaï, après une attaque le 1er décembre 2017. © Reuters

« Cela signifierait que “Wilayat Sinaï” a perdu plus des trois quarts de ses effectifs », décrypte un analyste militaire indépendant, qui souhaite garder l’anonymat pour préserver sa sécurité. « Ces chiffres vont à l’encontre de ce que l’on sait du groupe et de la population totale du Sinaï », note-t-il. « L’armée égyptienne exagère ses succès afin de se faire percevoir comme plus puissante et plus maîtresse de la situation qu’elle ne l’est réellement », met aussi en garde Oded Berkowitz, spécialiste des activités terroristes pour une entreprise de conseil en risques géopolitiques.

Surtout, si l’opération “Sinaï 2018”, lancée en grande pompe, est présentée comme l’épopée nationale finale, l’Égypte multiplie les opérations de ce type depuis 2013, avec un succès mitigé. Entre juillet 2013 et juillet 2018, 1 343 attentats ont été revendiqués, rien que dans le Nord-Sinaï, selon le rapport « Cinq ans de guerre contre la terreur » du Tahrir Institute for Middle East Policy (TIMEP). Les pertes militaires imputées aux activités terroristes sur la même période sont estimées à 1 500 morts.

À l’été 2018, le TIMEP dressait d’ailleurs un bilan assassin de la politique menée par les autorités : « La situation sécuritaire de l’Égypte n’a pas évolué depuis que la guerre contre le terrorisme a été déclarée. »

À titre d’exemple, pour accepter d’aller travailler dans le Nord-Sinaï, les ouvriers originaires du Caire sont payés huit fois le salaire moyen. Car si les grands axes sont désormais mieux contrôlés, les attaques contre les ouvriers se multiplient. À la fin de l’année dernière, six ouvriers ont été tués par l’EI. La décapitation de l’un d’eux a été filmée, puis les images diffusées par le biais de l’agence de propagande Amaq.

Pourquoi l’insurrection est-elle si difficile à combattre ?

La difficulté à mater ces groupes ne tient pas tant à la puissance de ceux-ci qu’à ses racines et à la manière dont ils sont combattus. En Égypte, la naissance de l’EI possède des ressorts sociaux, politiques et religieux qui remontent au début des années 1990.

Exclusions de populations, violations des droits fondamentaux, politiques de développement inégalitaires et pouvoir autocratique ont contribué à la montée de groupes religieux radicaux et à l’ancrage d’idéologies violentes au sein de la population égyptienne, particulièrement chez celle présente dans le Sinaï, territoire-frontière peuplé d’une vingtaine de tribus bédouines.

La persistance des politiques discriminantes et répressives mises en place par les différents régimes au pouvoir au fil des décennies a contribué à nourrir la radicalisation au sein des populations visées. Et al-Sissi, comme ses prédécesseurs, ne conçoit l’éradication de la violence que par la violence.

Pour venir à bout des éléments terroristes, les autorités égyptiennes ont ainsi mis en place des mesures punitives qui s’appliquent aussi bien à la population innocente qu’aux djihadistes : coupures d’eau, d’électricité et des réseaux de télécommunications, privation de nourriture et d’eau, contrôle des mouvements de population, expulsions et destruction des maisons, couvre-feu extrêmement strict mais aussi arrestations injustifiées et même disparitions forcées et exécutions extrajudiciaires.

Dans un rapport de 2018, l’organisation Human Rights Watch décrivait la population du Nord-Sinaï comme étant en situation de « crise humanitaire imminente ». Sarah Leah Whitson, directrice de la section Moyen-Orient, y estimait que les tactiques employées par les forces armées « frôlaient la punition collective et révélaient le fossé entre ce que le président égyptien prétend faire pour le compte de la population et la honteuse réalité ».

Des militaires égyptiens dans le Nord-Sinaï, le 1er décembre 2017. © ReutersDes militaires égyptiens dans le Nord-Sinaï, le 1er décembre 2017. © Reuters

Depuis 2014, Mediapart contacte régulièrement des sources sur place pour se tenir informé de l’impact de celles-ci sur la population.

Parmi eux, Esraa, une jeune femme qui étudie au Caire, mais qui est originaire d’El-Arich. Elle confirme que « rien n’a changé » depuis un an. « Je n’y ai même pas mis les pieds depuis trois mois », glisse-t-elle, fatiguée de la situation mais aussi gênée de laisser sa famille seule là-bas.

Moamar Sawarka, bédouin habitant à la lisière d’El-Arich, assure lui aussi que « la situation dans le Nord-Sinaï est aussi instable qu’avant » et décrit « des villes fantômes », vidées de leurs habitants. « Depuis plusieurs mois, il y a de petits délinquants qui rejoignent l’EI pour obtenir de l’argent et améliorer leurs conditions de vie. Récemment, peut-être une centaine de personnes », confie-t-il.

« Les militaires sont dans une situation inextricable, car leurs démonstrations de force trop agressives éloignent un peu plus d’eux la population et ruinent tous les accomplissements réalisés », observe Oded Berkowitz.

À cela s’ajoutent de graves anomalies dans les tactiques employées par les forces de sécurité sur le terrain. « Les Égyptiens sont incapables d’adapter leurs opérations antiterroristes. Cette campagne a mis en lumière des décennies de dysfonctionnements et de négligences au sein des forces de sécurité, note l’analyste. Les forces de combat égyptiennes déployées dans le Sinaï sont pour la plupart incompétentes et mal équipées sur le plan tactique. Elles sont incapables de tenir un rythme opérationnel élevé pendant plus de deux mois. »

Comment expliquer, par exemple, le missile antichar Kornet tiré sur le tarmac de l’aéroport d’El-Arich, le 19 décembre 2017, qui visait l’hélicoptère transportant les ministres de la défense et de l’intérieur ? Plusieurs soldats sont tués, les ministres sont miraculeusement sains et saufs. Ce soir-là, le pouvoir frôle un cataclysme. L’EI revendique l’attaque, mais les autorités égyptiennes se contentent de leur côté de publier un communiqué affirmant que « les forces de sécurité ont dû sécuriser la zone après la survenue d’un feu ».

L’Égypte, un rempart réel contre le terrorisme ?

« Les Égyptiens n’écoutent pas les conseils qu’on leur prodigue », admet un haut fonctionnaire français. Aucune chancellerie ne semble vraiment avoir l’oreille du président égyptien sur ce sujet.

Et en dépit des coûts humains, éthiques et stratégiques de sa guerre contre le terrorisme, l’Égypte continue de recevoir un soutien quasi inconditionnel de la part de ses alliés, notamment occidentaux.

Dans son rapport, le TIMEP s’inquiète dès les premières lignes de ce soutien aveugle sans réel fondement : « Malgré l’augmentation du nombre de preuves de violations, de torture, et d’autres formes de répression au cours des quatre dernières années, la plupart des acteurs locaux et internationaux ont apporté un soutien inconditionnel à l’Égypte. »

Face à la presse, on défend à l’envi le « partenariat stratégique » nécessaire entre les pays européens et l’Égypte pour empêcher la menace terroriste de se diffuser sur la région et d’arriver jusqu’en Europe. En coulisses, pourtant, les services de renseignement extérieurs français reconnaissent que l’activité terroriste en Égypte « ne menace pas directement les intérêts de la France ni de l’Europe ». C’est en réalité l’immigration qui fait peur à l’Europe, qui ne veut surtout pas que la déstabilisation d’un autre pays aux portes de la Méditerranée provoque un nouveau flot de réfugiés sur ses plages et dans ses ports.

Les États membres de l’Union européenne n’ont jamais signé autant de contrats d’armement avec l’Égypte que depuis 2014, pour un montant total de 10 milliards de dollars.

Dans ce secteur, la France est le premier fournisseur de l’Égypte, troisième importateur mondial. En comparant les périodes 2005-2009 et 2013-2017, pré- et postrévolutionnaires, l’Institut de recherche de Stockholm pour la paix (SIPRI) a constaté une augmentation de 2 757 % des achats d’armes de l’Égypte à la France.Depuis 2015, plus de 6 milliards d’euros de contrats d’armement ont été signés, portant sur la vente d’avions de chasse Rafale et de navires militaires de classe Mistral et Gowind. Depuis mars 2018, Dassault Aviation espère concrétiser une option d’achat de douze Rafale supplémentaires, dotés de missiles de croisière Scalp.

Les exportations d’armes allemandes vers l’Égypte ont elles aussi augmenté de plus de 200 % au cours des cinq dernières années. Des contrats mirobolants, qui permettent au Caire d’acheter le silence des capitales européennes au sujet de la brutalité de la répression interne.

« Je crois que maintenant il est temps de reconnaître que ce “partenariat stratégique” est uniquement une relation économique, tranche le spécialiste des questions de défense qui a requis l’anonymat. En échange d’une coopération sécuritaire, la France, l’Allemagne et les États-Unis ont pu vendre des milliards de dollars d’armements à l’Égypte, et ce, souvent en contradiction avec leurs propres législations ou engagements concernant les ventes d’armes en direction des pays autoritaires impliqués dans de graves violations des droits humains. »

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