14 Mai 2022

La crise politico-militaire Russo-Ukrainienne nous indique tout au long de son évolution que l’une de ses finalités est le contrôle de la mer Noire et de la Mer d’Azov pour une projection stratégique de la force martitime de la Russie en Mer Méditerrannée que les stratèges dénomment « Le Lac » comme nous l’avions mentionné dans les colonnes de ce même média en février dernier.

Comme les Etats-Unis d’Amérique, pour leurs part,  dépendent, également, de la liberté et de l’ouverture des voies maritimes ainsi que d’une puissante flotte de haute mer pour leur approvisionnement en matières premières et leur vitalité économique, ils seront toujours concernés par l’accès aux ports et le passage des détroits dont fait partie l’aire d’intérêt commun qu’est l’espace méditerranéen.

En effet, la région Méditerranée est le théâtre de conflits de faibles intensités avec leurs corollaires malveillants et de manœuvres politico-diplomatiques. Depuis Thémistocle et la bataille navale légendaire de Salamine nous savons à quel point la mer est un facteur capital de la puissance. La Méditerranée est par voie de conséquence un enjeu à triple détente : stratégique, économique et écologique.

Les enjeux stratégiques

Les bouleversements sociopolitiques que subit la région Méditerranée et MENA a pour finalité d’avoir un contrôle sur les réserves naturelles énergétiques et hydriques pour assurer durant les prochaines cinq décennies une stabilité et une sécurité des populations des pays occidentaux (Nord) dont les exigences de consommation seront en croissance exponentielle et surtout maintenir leurs exigences de confort. La crainte de ces pays est que leur sécurité nationale soit menacée. L’intérêt stratégique des pays occidentaux (USA et les alliés de l’OTAN) est de ne pas laisser la Chine s’approprier ces ressources. Depuis 2011, divers rapports de Think Thanks internationaux, font état que la chute des élites des régimes au pouvoir cèdera la place à la nouvelle élite de gouvernants qui a été dénommée pour la circonstance « G11 » avec laquelle les pays occidentaux ont des affinités et seront en adéquation de vision et de communication. Il s’agit des élites de tendance libérale quelque soit l’obédience politique ou cultuelle. Cette nouvelle élite les rassurerait sur le contrôle des réserves énergétiques, minières et hydriques. Cette mue est en train de s’opérer avec comme sous bassement la bénédiction et le soutien des opinions publiques des pays de la région.

Les bouleversements que connait la région Méditerranée, en général, et MENA, en particulier, sont le prolongement de ce que l’Europe a connu après la chute du mur de Berlin en 1989 et qui lui ont permis de s’élargir dans le cadre de sa politique de convergence économique et politique des pays satellites de l’ex Union Soviétique. La force militaire y a par moment contribué (Bosnie, Kosovo, …) comme c’est le cas aujourd’hui pour la Libye, la Syrie et le Yémen. La démarche de soutenir la mise en place de nouvelles élites dirigeantes dans la région qui a débuté avec la chute du Président Irakien, Saddam Hussein, sont le parachèvement du processus de globalisation et d’harmonisation des modes de gouvernance utiles à consolider ce nouveau système. Elles font suite à la crise multidimensionnelle structurelle et institutionnelle ayant touché toute la planète partant de la crise des surprimes, suivie d’une crise financière, une crise économique, une crise des déficits budgétaires, une crise de l’emploi et enfin par une crise sociale avec un fort impact sur la gouvernance politique actuelle. Elle se conforte avec la crise sanitaire due à la pandémie du Covid-19 et à la crise politico-militaire Russo-Ukrainienne.

Aux yeux des puissances occidentales, la mise en place de la nouvelle élite « G11 » permettra l’instauration de nouveaux réseaux relationnels qui supplanteront aux anciens réseaux qui deviennent désuets et inadaptés. Après la décennie des indépendances, a succédé la décennie de la lutte contre les nationalismes, puis la décennie du désarmement, la décennie des droits de l’homme et de l’humanitaire, et enfin la décennie des réseaux (network) et de la refonte des nouvelles alliances.

Cette démarche de renouvellement des réseaux en Méditerranée s’articule, entre autres, autour des différents cadres de coopération. La plupart est fortement institutionnalisée, comprenant un très grand nombre d’acteurs et traitant tous les secteurs de coopération. C’est la même philosophie doctrinale sous-jacente qui dicte l’ensemble des cadres de coopération partant du Processus de Barcelone à l’Union pour la Méditerranée (UpM), en passant par les accords d’association avec l’UE, par la Politique Européenne de Voisinage (PEV), et par le Dialogue Politique Méditerranéen de l’OTAN. Ces cadres de coopération répondent à une logique qui se résume en :

Ils sont inclusifs et diluent leur spécificité régionale ;Ils sont de dimension unilatérale et annihilent le rôle des pays du Sud comme pôle de propositions ;Ils sont fortement institutionnalisés et tributaires d’une lourde bureaucratie ;Ils sont fortement marqués par le déséquilibre des rapports de forces entre une Europe convergente et des pays du Sud en rangs dispersés.

Dans une certaine mesure, le cadre de dialogue et de coopération « 5+5 » apparait comme un palliatif aux lacunes des autres cadres de coopération. En effet, le processus de Barcelone est quasiment paralysé à cause de l’absence d’une solution au conflit Israélo-palestinien, la guerre du Liban en 2006, celle de Gaza en 2009 et les révoltes des pays arabes de 2011. Les luttes d’influence et de leadership ont privé ces cadres de coopération de flexibilité et de pragmatisme.

Par ailleurs, l’Europe est progressivement aspirée par le tourbillon des guerres et des conflits dits de faible intensité au MENA. Le soutien des Emirats Arabe Unis (EAU) au développement d’un pipeline de la Méditerranée Orientale qui pourrait nuire économiquement au Qatar combiné à l’opposition de la Grèce, de Chypre et de la France aux mouvements tactiques de la Turquie, laisse l’Europe sans grande marge de manœuvre. Les crises et guerres récurrentes par procuration qui opposent les EAU, l’Arabie Saoudite et l’Égypte au Qatar et à la Turquie se sont répandues dans l’espace de la Méditerranée Orientale. Les pays européens, dont la France, la Grèce et Chypre, se sentent menacés par l’utilisation de la Libye par la Turquie pour étendre son emprise sur les eaux régionales riches en gaz.

Les enjeux économiques et environnementaux

Avec ses 46.000 km de côtes et ses ressources sous-marines uniques, la Méditerranée représente la cinquième économie de la région en termes de PIB. Aujourd’hui, la croissance bleue nous indique qu’elle est une source inépuisable de richesses. Selon un rapport publié en 2017 par le Fonds Mondial pour la Nature (WWF), il est mis en exergue que les activités liées aux océans en Méditerranée génèrent une valeur économique annuelle de plus de 450 milliards d’USD. L’importance de la Méditerranée est illustrée par le fait que, bien que la mer constitue moins de 1% de l’Océan mondial, elle représente 30% du produit marin brut mondial. Il est, ainsi, admis que les industries de l’économie bleue continueront de soutenir la croissance des autres secteurs d’activité économique de la région, à la fois en termes de valeur ajoutée et d’emploi. Cela fait partie d’une mégatendance mondiale qui est mise en relief par l’OCDE dans son récent rapport «The Ocean Economy in 2030». Il fait remarquer que l’Océan est la nouvelle frontière économique et continue à prévoir qu’un scénario de « business-as-usual » augmente la valeur de la production de l’économie de l’Océan en 2030 de deux fois plus qu’en 2010. Les hydrocarbures extracôtiers (offshore), le tourisme maritime et côtier, le commerce maritime, les équipements maritimes et les ports, la pêche et l’aquaculture sont les principaux moteurs de cette tendance. Leurs perspectives à long terme dépendent de leurs capacités à se connecter et à utiliser des technologies marines innovantes et leurs capacités à s’engager dans une coopération transnationale. Les avances technologiques, les phénomènes sociaux et démographiques et autres tendances de longue durée constituent le substrat de nombreuses activités économiques telles que les énergies marines renouvelables, la protection environnementale, la biotechnologie marine, l’aquaculture, le tourisme, etc. Tout cela représente des champs d’opportunité, notamment, dans des pays en transition économique à la recherche de nouvelles sources de croissance, à l’exemple les pays de l’Afrique du Nord.

Au cours des dernières décennies, l’évolution de l’océanographie opérationnelle a été soutenue par une tradition scientifique profondément enracinée et un investissement assez conséquent de l’UE dans la recherche et le développement technologique. Cela a abouti à la création d’un vaste système d’observation intégré et intropérable des océans destiné exclusivement à la Méditerranée, qui produit d’importantes quantités de données, qui doivent être transformées en informations pouvant être exploitées pour élaborer la prise de décision dans, les entreprises, la société et les gouvernements. Ce défi est accentué par le fait que les pays du bassin méditerranéen non membres de l’UE ne sont pas toujours aussi bien dotés en moyens d’observation et que nombre d’entre eux attribuent peu de ressources humaines au même niveau de capacités et que l’accès de ces pays aux programmes de coopération est freiné par des obstacles aussi bien légaux et réglementations que des rivalités géopolitiques.

La logique du « smart power » qui se définit par l’habileté et l’intelligence à faire résonner le partenariat au bon moment avec les bonnes informations et le bon réseau est, actuellement, de mise pour combler le déficit de capacités matérielles et humaines entre les régions du Nord et du Sud qui bordent cet espace d’échanges multiformes en contribuant au développement d’une croissance bleue exponentielle et durable.

De son côté, le World Economic Forum (Forum de Davos) avait élaboré, en Mars 2011, un rapport prospectif portant sur les scénarii futurs concernant la région de la Méditerranée. Il expose, notamment, un axe majeur d’évolution dénommé « Mediterrafrica » dont trois points essentiels sont à relever à ce sujet :

L’augmentation des potentialités économiques dans les nouveaux marchés émergents en Afrique Sub-saharienne.Le pays sud-méditerranéens se tourneront de plus en plus vers le Sud pour leur développement économique.L’Europe repliée sur elle-même ne reconnaîtra pas cette tendance à ses débuts et en fin de compte rate une nouvelle période de croissance et la prospérité dans le Sud de la Méditerranée.

Il ressort du décryptage de ce rapport prospectif que, bien que les nouvelles élites aient relativement réussi à orienter le consensus politique, elles seront de plus en plus exaspérées par le manque de soutien de l’Europe dont elles ont initialement bénéficié. Elles seront de plus en plus réticentes à consacrer leur énergie pour favoriser la coopération avec le Nord et plutôt se concentrer sur le développement Sud-Sud. Il met en exergue le fait que la Chine contribuera incontestablement au renouvellement et au développement des infrastructures dans la région. En partie entraînée par des investissements importants et la demande croissante en provenance des pays BRIC et du CCG, les entreprises d’Afrique du Nord et les entrepreneurs seront au centre du développement de nouveaux liens régionaux.

Par conséquent, la rive Sud de la Méditerranée se positionnera comme une passerelle clé à la croissance rapide des marchés émergents en Amérique Latine, en Asie et en Afrique. Ce rapport du WEF précise qu’à partir de 2020, l’Afrique deviendra l’histoire de la croissance surprise de la décennie. Poussés par des investissements soutenus et la demande en provenance d’autres marchés émergents, plusieurs pays d’Afrique sub-saharienne entraîneront l’ensemble du continent vers une plus grande intégration économique. La communauté d’affaires de l’Afrique du Nord se joindra inévitablement à ce processus. L’Europe, quant à elle, deviendra de plus en plus repliée sur elle-même tandis que l’économie de l’Est et du Sud de la Méditerranée deviendra la principale plaque tournante pour le commerce africain en pleine croissance et les investissements. Grâce à ces marchés potentiels nouveaux et dynamiques, les pays nord-africains se désintéresseront progressivement des initiatives de l’UE. La région Moyen Orient et Afrique du Nord (MENA), à ce moment commencera à atteindra une stabilité relative. Avec l’augmentation de la coopération Sud-Sud, une nouvelle identité Sud Méditerranéenne se développera et la région s’érigera en puissance des marchés émergents de plus en plus influents avec de nouvelles élites gouvernantes bien consolidées.

Le paysage mondial post cirise politico-militaire Russo-Ukrainienne se structurera incontestablement avec ses certitudes relatives et ses incertitudes qui se résument comme suit :

Les Certitudes relatives

–Une globalisation irréversible, pour un monde probablement moins occidentalisé.

–Un pouvoir grandissant des acteurs non étatiques dénommés « élite mondiale ».

–Un nombre croissant d’entreprises de taille mondiale facilite la propagation des nouvelles technologies.

–La montée de certains pays asiatiques et l’avènement de nouveaux poids moyens de l’économie.

–Des populations vieillissantes au sein de puissances établies.

–Les capacités accrues des armes de destruction massives (CBRN) de certains acteurs.

–Un arc d’instabilité qui englobe le Moyen-Orient, l’Asie et l’Afrique.

–Des questions environnementales et éthiques mises encore plus en avant.

–La faible probabilité de voir un conflit entre puissances majeures dégénérer en guerre globale.

–Les Etats Unis d’Amérique continueront à utiliser les trois formes de pouvoir (Hard Power, Soft Power et Smart Power) pour tenter de rester l’acteur prédominant sur les plans économique, technologique et militaire dans une configuration multipolaire.

Les incertitudes majeures

–La globalisation aura-t-elle la capacité de tirer les économies en retard de développement.

–La volonté et la faculté d’adaptation des Etats et des Institutions Internationales aux acteurs non étatiques.

–Les pays asiatiques arriveront-ils à imposer de nouvelles règles du jeu.

–L’écart entre nantis et laissés pour compte risque-t-il de se creuser un peu plus.

–La portée du défi de la connectivité pour les gouvernements.

–La montée de la Chine et de l’Inde se fera-t-elle en douceur

–L’Union Européenne se désagrège-t-elle.

–La gestion et la maîtrise des crises financières récurrentes.

–La gestion et la maîtrise des crises sanitaires cycliques.

–L’instabilité politique dans les pays producteurs de matières premières ; la perturbation des approvisionnements.

–L’impact des obédiences religieuses sur l’unité des Etats et leur conflictualité potentielle ; la montée grandissante de l’idéologie « Extrémisme Violent ».

–Les puissances nucléaires seront-elles moins ou plus nombreuses.

–La faculté des terroristes de tout bord à acquérir des armes de destruction massive (CBRN).

–Les événements accélérateurs conduisant au renversement de certains régimes.

–La faculté de gérer les conflits dits de faible intensité et la compétition face aux ressources naturelles.

–La capacité des nouvelles technologies à résoudre des dilemmes éthiques.

En conséquence, les crises et conflits d’intensité variable et leurs corollaires malveillants qui se déroulent autour de la Méditerranée deviennent des problématiques de rapports de force d’influence et de contrôle par les puissances navales de cette aire géo-économique dite d’intérêt commun.

14.05.2022 / Dr. Arslan Chikhaoui, Expert en géopolitique et Membre du Conseil Consultatif d’Experts du World Economic Forum (Forum de Davos)

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