Adel Ltifi est historien et enseigne l’histoire contemporaine du monde arabe, à l’université Sorbonne Nouvelle, Paris III. Avec lui, nous avons tenté d’analyser la marche de la Tunisie vers un processus démocratique, 10 ans après la révolution ayant conduit à la chute du régime de Ben Ali. Le pays obéit-il à une transition dite normale ? Pourquoi la Tunisie fait-elle figure d’exception parmi les pays qui ont connu le printemps arabe ? Entretien.

Quelle est votre lecture de la révolution après 10 ans ?

D’abord il faut savoir que la révolution a eu lieu le 17 décembre et le 14 janvier… Elle ne dure pas depuis 10 ans et n’a donc rien à voir avec les conséquences qu’elle entraîne. Le premier défi auquel a dû faire face la Tunisie est celui du transfert du pouvoir. Nous avions alors vécu une symbiose entre la révolution et l’Etat car la passation a été faite dans la logique de l’Etat et de la Constitution. Il ne faut pas oublier que dans d’autres pays, la vacation du pouvoir a mené à la généralisation de la violence comme en Egypte, en Syrie ou en Libye.

Malheureusement, cette symbiose et l’euphorie de l’espoir ont été de courte durée.

La Tunisie est-elle dans une phase de transition démocratique ?

C’est à partir d’octobre 2011 que le pays a basculé dans ce que j’appelle une dérive démocratique et non une transition démocratique. L’arrivée du parti Ennahdha dans le paysage politique tunisien en tant que force politique majoritaire, a contribué à cette dérive. Elle représente ce qu’on considère comme une culture pré-étatique. Il faut savoir que l’islamisme est né en réaction à l’Etat moderne. L’Etat a commencé à être contrôlé en tant que système aux dépens de la transition démocratique et de la gestion des affaires publiques. Normalement, lors d’une transition démocratique, il faut d’abord assurer la gestion des affaires publiques car tout le monde est censé être d’accord sur le fonctionnement de l’Etat.

Quel rôle ont joué les partis politiques dans ce que vous qualifiez de « dérive » ?

Depuis 2011, avec l’élection de l’Assemblée Nationale Constituante, les partis politiques ont contrôlé l’Etat en tant qu’appareil. Tout tourne autour du pouvoir et de la quête de celui-ci.

D’ailleurs les ministères les plus disputés sont l’Intérieur et la Justice, qui selon, ces mêmes partis, sont un gage de pouvoir. Après chaque élection, les débats politiques ont porté essentiellement sur les alliances entre les partis plutôt que sur le partage des idées et des programmes. L’exemple le plus marquant reste celui de l’alliance en 2014 entre Nidaa Tounes et le parti Ennahda, alors que sur le fond tout les oppose. Une expérience renouvelée en 2019 avec l’alliance entre le mouvement islamiste et Qalb Tounes, marginalisant à chaque fois le bon déroulement de la transition démocratique.

Par ailleurs, la présence de courants politiques représentant l’ancien régime est une phase normale dans une transition démocratique post-révolutionnaire. Cela a été le cas notamment Au Portugal, en Grèce ou encore en Espagne, quand Juan Carlos a désigné le Franquiste Carlos Arias Navarro comme Premier Ministre. Aujourd’hui Abir Moussi représente une mouvance nationale libérale. C’est une droite classique qui forme une continuité radicale de l’ancien régime. Elle existe dans toutes les démocraties.

Quelles en sont les conséquences ?

Ce jeu d’alliance a fait émerger le phénomène de « tourisme politique ». Ce dernier a fragilisé la confiance des Tunisiens envers la classe politique, ne sachant plus pour qui voter et vivant avec la peur d’une éventuelle trahison du candidat ou du parti qu’ils ont choisis au moment du passage aux urnes.

Nous avons vu aussi la mise en place d’un système basé sur la corruption politique, financière et médiatique, qui a donné naissance par exemple à l’alliance Ennahdha/Qalb Tounes

Quelles sont les forces de cette révolution ?

La première chose est bien sur l’enracinement de la liberté d’expression dans la société qui ne permet plus aujourd’hui un retour en arrière.

Ces 10 ans nous ont également montré que les Tunisiens restent attachés à leur Etat et à la rationalité de celui-ci. Nous sommes le seul pays qui n’est pas tombé dans le rouage de la violence généralisée.

La vivacité de la société civile (UGTT, UTICA, LTDH, etc) est aussi un gain important de cette révolution. Il s’agit là d’une spécificité que l’on ne trouve pas dans d’autres pays qui ont connu le printemps arabe, comme la Libye ou la Syrie. Elle a contribué à diminuer les risques de violence.

Enfin, la Tunisie est la seule société arabo-islamique à avoir introduit l’islam dans le débat public. C’est là un témoignage d’un pas franchi vers la sécularisation du système où l’islam politique peut être écarté par des élections, grâce notamment à un ancrage important de la culture de l’Etat-nation.

Propos recueillis par Wissal Ayadi

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