Le malentendu Nord Sud n’est pas religieux

Ankara et Doha sont en conflit avec Paris et ses alliés

Propos recueillis par Kamel Ben Younes

Tunis Le temps

Dominique Avon célèbre intellectuel, historien, politologue et islamologue français avait critiqué les réactions « anti françaises » et « anti Macron » après  » le malentendu politico culturel et religieux provoqué par les fameux » caricatures _cartoon  » sur le prophète Mohamed.S’agirait il d’un malentendu culturel et religieux provisoire ou d’une » manipulation politique » des conflits d’intérêts entre Paris et Ankara en méditerranée et ailleurs.

Interview :

_1.Dominique Avon vous êtes historien. Intellectuel. Islamologue et expert en relations internationales, comment évaluer vous le nouveau « malentendu historique », en marge de l ‘histoire des » Cartoon « entre la France et des décideurs politiques et intellectuels du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie ?

Il me paraît important de pondérer le jugement : d’une part, l’usage des « caricatures » dont vous parlez ne fait pas l’unanimité en France ; d’autre part, certaines des caricatures danoises ont été publiées en Egypte et en Jordanie, avant la crise de l’hiver 2005-2006, par des journalistes musulmans qui expliquaient qu’elles faisaient moins de tort à la foi musulmane que ceux qui tuaient au nom de cette religion ; enfin, nous avons des exemples de caricatures réalisées par des musulmans qui se moquent d’autres religions, par exemple de l’hindouisme en Indonésie.

En 2015, après les attentats de Paris contre les dessinateurs de l’hebdomadaire en question, des millions de Français et des chefs d’Etat et de gouvernement de tous les pays sont venus manifester en France, pour dire leur rejet du recours à la violence meurtrière.

Une partie de ces manifestants étaient personnellement blessés par ces caricatures, mais ils plaçaient la liberté de les publier dans un journal (et leur droit à ne pas les regarder), au-dessus de leur blessure. Nous sommes cinq ans après, un enseignant a été assassiné pour avoir expliqué l’importance de cette liberté à des élèves, sans les obliger à regarder les images.

Lors de la cérémonie d’hommage, le président Macron a rappelé ces faits et défendu ces principes.

Diplomatie française en cause ?

2.Es ce le résultat d’ un manque de dialogue culturel et politique entre le monde musulman et le monde » judeo chretien », entre les anciens colonisateurs et les anciens colonisés, où juste un signe d’affaiblissement de la diplomatie française et européenne depuis les guerres du golfe et le « printemps arabe ?

Les éléments d’information donnés dans ma première réponse conduisent à relativiser la grille de lecture culturelle qui mettrait face à face deux mondes, définis par une ou des religions ou par l’histoire coloniale. En 1993, cent intellectuels arabes et musulmans ont signé un ouvrage intitulé Pour Rushdie, l’auteur du roman Les Versets sataniques, afin de défendre la « liberté d’expression ». Voici deux autres arguments qui invitent à remettre en question la représentation d’un affrontement entre deux mondes.

Nous pouvons d’abord noter que les pays anglo-saxons, marqués par le christianisme et par le judaïsme, n’ont que très peu diffusés les « caricatures », de même que la Pologne par exemple : il y a donc un écart entre ces pays et la partie occidentale du continent européen, où la diffusion fut importante. Nous pouvons ensuite rappeler que la pénalisation du « blasphème » a été une réalité juridique pluriséculaire dans l’ensemble des sociétés majoritairement chrétiennes, ce n’est que récemment (quelques décennies ou quelques années) que des lois ou des peines sont tombées en désuétude ou ont été abrogées : pour la France, la date est 1881. Nous pouvons enfin indiquer que les Etats qui se réfèrent à l’islam ont, à l’inverse, renforcé la pénalisation depuis le milieu des années 1960 : cela a commencé avec l’Indonésie en 1965, mais c’est surtout le Pakistan qui, sous l’impulsion du général Zia ul-Haqq, a imprimé un élan dans ce domaine à la fin des années 1970. L’Iran de Khomeiny puis presque l’ensemble du monde arabe ont suivi. Ces règles aboutissent à des situations problématiques. Un exemple : en 1981, l’Egypte a adopté l’article 98 de son code pénal pour pénaliser « ازدراء الأديان ». Or, au printemps 2017, le shaykh ‘Abd al-Galîl fut accusé d’avoir insulté les chrétiens en les classant dans la catégorie des « ضالّون » lorsqu’il a commenté le verset 90 de la sourate Âl ‘Imrân. A ma connaissance, le procès n’a toujours pas eu lieu : la justice égyptienne paraît très ennuyée.

Macron sur Al-Jazeera

3. Que pensez-vous de la mise au point du président Macron sur Al-Jazeera ? Avait il réussi à mettre fin à l’amalgame et à la confusion, aussi bien au sein de dizaines de millions de citoyens européens musulmans et dans le monde arabo musulman ?

Le président Macron sait que ses propos ont été mal reçus, pour eux-mêmes ou en raison de l’usage qui en a été fait dans le monde arabe. Par exemple, quand il a dit qu’il défendait la liberté d’expression, ce qui inclut la possibilité de publier des « caricatures » y compris lorsque celles-ci touchent des croyances, des agences de presse, des journaux ou des réseaux sociaux, ont fait un raccourci en diffusant le message selon lequel il était favorable au contenu des « caricatures » qui concernent le prophète de l’islam.

Le président Macron sait également qu’en lien avec le contentieux qui oppose le Qatar et la Turquie d’un côté, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et l’Egypte de l’autre, les premiers se sont servis de cette polémique pour rallier des soutiens. Dans ce contexte, le vecteur par lequel il pouvait essayer d’expliquer la position française était celui qui avait beaucoup contribué à façonner les opinions, c’est-à-dire Al-Jazeera.

A-t-il réussi ? L’avenir le dira. Il y a, en parallèle, une véritable campagne de désinformation. Je dispose ainsi d’une vidéo qui circule sur What’s app, en Egypte, dans laquelle la traduction du discours de Macron à la Sorbonne, pour honorer l’enseignant assassiné, trahit complètement le propos qu’il a tenu : le traducteur lui fait ainsi prononcer des mots insultants comme « منافقون » pour désigner les musulmans, des termes qu’il n’a évidemment jamais tenus.

L’islam en crise ?

4.Certains experts pensent que certaines déclarations de Macron sur « l’islam en crise » avaient fait le jeu de l’extrême droite, des extrémistes religieux et des racistes en Europe et dans le monde arabo musulman ? La nouvelle polémique sur le Cartoon arrivait après ?

La déclaration du 2 octobre, qui contient l’expression « l’islam est une religion qui vit une crise aujourd’hui », est suivi d’exemples qui illustrer cette affirmation : Daesh, les groupes jihadistes au Sahel, plusieurs dizaines d’attentats commis ou déjoués en France et en Europe au cours de la décennie 2010 etc. Certains voudraient que tout s’explique uniquement par les conséquences de la colonisation puis de la domination occidentale jusqu’aux années 2000 (aujourd’hui relayée par la Chine, l’Inde, la Russie, la Turquie etc.), la violence ne serait ainsi qu’une réponse politique avec un habillage religieux ; d’autres (l’extrême-droite française et européenne) affirment, au contraire, que le problème c’est l’islam en tant que tel. Le discours du président Macron n’est pas de circonstance, il a été préparé et reporté à plusieurs reprises depuis trois ans. Les termes sont pesés : il parle, ainsi, d’un « pays qui a un passé colonial et qui a des traumatismes qu’il n’a toujours pas réglé ».

Par ailleurs, il circonscrit et historicise un phénomène pour dire qu’il est possible d’opposer, à l’« islam radical », un « islam qui puisse être en paix avec la République ». Ce faisant, il ne fait que reprendre le discours de certains hommes de religion eux-mêmes qui, depuis plusieurs années, œuvrent en faveur d’une réforme interne à l’islam. S’il n’y avait pas de crise, ces savants ne parleraient pas de « تجديد الفكر الديني » ou de « التجديد في الفكر الإسلامي »

Concurrence en Libye et en méditerranée

5.Pensez-vous que la concurrence entre Paris et Ankara en Libye, en Méditerranée et en Syrie était derrière la relance du nouveau conflit entre Macron et Ordaghan ?

Le contentieux entre Paris et Ankara se situe à plusieurs niveaux. La Turquie recherche une affirmation de sa puissance comme le montrent, parmi d’autres, ses investissements en Somalie, en Algérie, au Sénégal, alors que la France est davantage dans une position défensive ou de retrait si l’on compare sa puissance à celles des années 1970. Il y a des intérêts économiques et financiers divergents ainsi que des désaccords en matière de diplomatie internationale, : la France, depuis 2013, est plus proche du trio Arabie Saoudite-Emirats-Egypte que du duo Qatar-Turquie ; en Libye, cela se manifeste par des soutiens à Haftar d’un côté, à al-Sarraj de l’autre ; en Syrie, si les deux pays étaient d’accord pour favoriser le renversement de Bachar al-Assad, ils ne l’étaient pas du tout sur le soutien à apporter aux Kurdes ; en Méditerranée orientale, la France défend les droits de la Grèce, membre de l’Union européenne.

Il y a, par ailleurs, le dossier de la demande d’adhésion turque à l’Union européenne, une entité affaiblie par le retrait de la Grande-Bretagne : les autorités françaises manifestent une défiance à l’égard de la Turquie sur différents dossiers, notamment celui des droits de l’homme, celui de l’occupation armée de la partie nord de l’île de Chypre depuis 1974, avec une république autoproclamée, et celui de la reconnaissance du génocide arménien perpétré en 1915. Il y a, enfin, deux régimes institutionnels qui sont différents, alors même que le terme de « laïcité » est employé pour désigner l’un et l’autre : la République française est fondée sur le principe de la séparation du politique et du religieux, avec quelques exceptions ; la République turque est fondée sur le principe de la subordination du religieux au politique, c’est ainsi que l’Etat turc finance les traitements de dizaines de milliers de fonctionnaires dont la mission est de promouvoir le sunnisme (alors que 15 à 20% de la population turque n’est pas sunnite) dans le pays comme à l’étranger (en Allemagne, en France etc.). Lorsque le président Macron a dit que, pour la gestion de l’islam en France, le financement et les interventions d’Etats étrangers allaient cesser, cela n’a évidemment pas plu au président Erdogan.

Intolérance..?!

6.Vous avez annoncé dans une interview récente en France qu’il est plus facile de parler d’islam en Tunisie et au Liban qu’en France… Quelles seraient vos suggestions pour relancer un débat multi culturel et politique profond entre les intellectuels, les journalistes et les décideurs en France, en Europe et dans la région Euro méditerranéenne ?

Chacun a un rôle à jouer à son niveau : les journalistes, les universitaires, les membres des professions libérales, les étudiants. Je vous donne un exemple : en 2010, avec des historiens marocains de l’Université d’Agadir, nous avons lancé la communauté thématique « Histoire euro-méditerranéenne », en y associant des chercheurs libanais, suisses puis belges. Chaque année, nous nous sommes retrouvés pour travailler ensemble sur un thème en lien avec les religions (« Migrations religieuses » ; « Religions et sciences » ; « Femmes et religion » ; « Religions et gestion de la violence » etc.) : il ne s’agissait pas de juxtaposer des analyses, mais de travailler ensemble pour se mettre d’accord sur une formulation commune. Ce n’était pas toujours facile, mais les divergences principales passaient le plus souvent entre chercheurs d’un même pays et non de deux pays différents. Plus de soixante-dix personnes ont contribué à la réalisation de centaines de pages de cours en ligne, accessibles gratuitement, en trois langues (français, arabe, anglais). L’un des principes qui nous a guidé a été le suivant : nous ne sommes pas responsables des faits du passé, quels qu’ils soient, ils ont été accomplis par d’autres personnes que nous, en revanche, nous sommes pleinement responsables de la manière dont nous en parlons. Cela nous a permis de parler de tout, sans tabou : http://hemed.univ-lemans.fr/

L’après Covid 19

7. Êtes-vous optimiste pour le sort du débat multiculturel et politique et la coopération internationale après Covid 19 ? Les crises économiques risqueraient-elles d’encourager les extrémismes et l’intolérance à l »échelle internationale ?

Je ne suis qu’un modeste historien, je ne parle donc que des faits du passé. Je constate, effectivement, que les crises antérieures – économiques, géopolitiques, sanitaires – ont pu être des catalyseurs de conflits, dynastiques, religieux, nationaux.

Mais, en même temps, ces conflits n’ont jamais été le dernier mot de l’histoire, parce que des hommes et des femmes ont cherché et trouvé temporairement les moyens d’en sortir.

Propos receuiilis par :

Kamel Ben Younes

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