Le 13 avril dernier, plus d’un an après le début de la bataille annoncée par le Général (r) Hafter pour la conquête de Tripoli, pas moins de six villes, Sorman, Sobratah, El Ajilet, Jemil, Regdaline et Zelten, peu défendues par les forces de l’ANL1, repassent, en moins de huit heures sous le contrôle des forces du GNA2. Environ un mois après, le lundi 18 mai, et après une campagne d’attaques meurtrières du drone armé turc  »Bayraktar TB2″, les forces du Gl (r) Hafter, ont dû se retirer de la base aérienne stratégique d’El Watia (Okba Ibn Nafaa) et l’abandonner pratiquement sans combat aux Forces du GNA. Ainsi, presque tout l’ouest libyen, que contrôlait le Gl (r) Hafter et d’où ses forces encerclaient par l’ouest la Capitale, Tripoli, se trouve de nouveau sous le contrôle des forces du GNA. Après la perte de Gharian en juin 2019, le repli de l’ouest libyen est un nouveau grand revers que viennent de subir les forces de l’Est. El Watia, sous son contrôle depuis 2014, constituait pour l’ANL la base principale, aérienne et logistique, pour la préparation et le lancement d’opérations contre Tripoli et le contrôle de l’ouest libyen, d’où l’importance militaire de sa perte. Ainsi, Tarhouna, à cette date, devient pour les forces de l’ANL, l’ultime base pour le lancement d’opérations contre Tripoli, mais semble constituait le prochain objectif des forces du GNA. Deux jours plus tard, le mercredi 20 mai, le Commandement de l’ANL annonce le retrait de ses forces 2 à 3 km des axes de combat à l’extérieur de Tripoli, et ce, « pour des raisons humanitaires, à l’occasion de l’Aid », précise la même annonce.

Il est vrai que cette lourde défaite militaire, sans résistance et la perte successivement de ces nombreuses et importantes villes couvrant toute la région côtière entre Ras jdir et Tripoli et surtout l’abandon de l’importante base aérienne d’El Watia, en si peu de temps et sans résistance particulière, reste difficilement explicable. Le porte-parole de l’ANL a évoqué « un repli délibéré et coordonné », mais sans en donner les motivations et encore moins les objectifs militaires recherchés.

S’agit-il vraiment d’un repli délibéré au sens militaire du terme ou de l’exécution d’une première phase, de désengagement de l’ANL vers l’Est, une première étape de tout un plan pour desserrer l’étau sur Tripoli et créer des conditions plus favorables à des négociations pour un dénouement politique de la crise, plan qui serait concocté entre les puissances influentes et imposé à leurs protégés libyens ? Les jours à venir nous le diront.

Pour le moment, qu’il s’agisse d’un repli délibéré, forcé ou autre, militairement, cela reste un important revers pour ne pas parler de déroute surprise des forces de l’ANL. Il est aussi clair que l’intervention militaire directe turque, dans ces opérations a été déterminante. Au fait, l’engagement militaire turc en Libye est total, détachement de formateurs, de techniciens et opérateurs d’équipements, d’experts en préparation et conduite des opérations, en renseignement et bien sûr la fourniture de systèmes d’armes, dont le Drone armé « Bayraktar TB2 » et le véhicule blindé transporteur de troupe « Kirpi » .

Par ailleurs, l’abandon par l’ANL, de toutes les villes ci-dessus mentionnées et de la base aérienne d’El Watia, de cette manière, a été vraisemblablement aggravé par, outre le rapport des forces en présence, des facteurs humains et matériels, dont notamment :

Cela fait plus d’un an que les combattants de l’ANL attendent l’heure « H », annoncée à plusieurs reprises publiquement par le Gl (r) Hafter même, pour lancer l’assaut final sur Tripoli, un assaut qu’on ne finit pas d’attendre. Tout soldat, perd énormément de ses convictions, de son engouement pour le combat et de sa confiance en son Commandement quand celui-ci n’arrive pas à tenir ses promesses et la situation stagne et s’envenime. Alors, c’est la lassitude, le doute, la démoralisation et la démotivation qui gagnent la troupe ! Et face à l’ennemi, c’est tout simplement, le manque de volonté de combattre et le repli.

Un bon nombre parmi les combattants libyens engagés dans la région concernée pour la protection et le contrôle des villes en question, sont au fait, originaire de ces mêmes localités et vu la base tribale de la société libyenne, le libyen en général et le soldat aussi, restent emmenés plutôt par les sensibilités et considérations tribales, donc soumis aux exigences des tractations qui se font et se défont à la dernière minute pour des motifs multiples et diversifiés, d’où la possibilité de changements imprévus d’alliances pour abandonner son camp au profit d’un autre. En Libye, tout se joue encore, plutôt sur les sensibilités tribales et régionales. Ce, sans compter avec l’engagement peu sûr des mercenaires russes de la Compagnie privée Wagner, des janjawid et autres africains subsahariens. De telles manipulations et revirements d’alliances, sont, ne serait-ce qu’en partie, un facteur déterminant quant à la dislocation des formations de l’ANL, dans cette région lors de ces dernières opérations.

En ce qui concerne, la chute de la base aérienne d’El Watia, il faut signaler l’apport incontestable du Drone armé turc « Bayraktar TB2 » comme plateforme de renseignement et arme d’attaque. La base a été la cible d’une campagne d’usure lancée par ce drone les jours précédents son occupation par les forces du GNA, ce qui a permis de détruire sinon neutraliser surtout les moyens de défense antiaérienne, y compris les quelques stations « Pantsir- S1 » d’origine russe, quelques heures seulement après leur ralliement de ladite base. Il s’agit d’un drone armé de fabrication turque de hautes performances et d’un indéniable apport au combat qui, à mon avis, a fait la différence en matière de renseignement et de capacités d’attaque.

Quoique présentés comme un repli délibéré par le Commandement ANL, ces importants développements militaires à l’avantage du GNA, sont tels, qu’on est tenté de se demander s’ils ne constituent pas un tournant décisif quant à l’issue de cette guerre libyenne. A mon avis, rien n’est encore définitif et tout dépendra de plusieurs facteurs dont notamment les réactions des nombreux acteurs étrangers influents intervenants directement ou indirectement dans ce conflit, Turquie, EAU3, Egypte, Russie, France, Italie, Allemagne, Qatar, plus discrètement les USA4 et les fournisseurs d’armement et/ou bailleurs de fonds.

Certes, la question de l’intervention militaire étrangère directe et en flagrante violation des décisions onusiennes, dont l’embargo sur l’export d’armes à la Libye, reste déterminante quant aux développements futurs possibles du conflit libyen, et ce sur les deux axes, d’abord militaire et ensuite politique. C’est un véritable test pour ce qui a longtemps constitué le fondement des relations internationales et considéré depuis la deuxième guerre mondiale, « la Légalité Internationale », voulue et entendue comme étant l’expression de « la Communauté Internationale » mobilisée autour de l’ONU. Inutile de rappeler l’effritement graduel et continu, depuis l’effondrement de l’URSS5, de l’ordre mondial post deuxième guerre mondiale et de là, du concept même de la Légalité Internationale.

Ainsi, l’impact de ces derniers développements militaires sur l’issue de la guerre, dépendra nécessairement des réponses aux questions suivantes :

Au vu des intérêts en jeu et des rapports de force dans la région, quelles seront les réactions des puissances et Instances Internationales, USA, Russie, Chine, ONU6, Europe et autres, aux récents développements de l’intervention de la Turquie, la laisseraient-elles continuer à agir et disposer toute seule et à sa guise de la Libye ? ou, au nom de la légalité internationale, tenteraient-elles de mettre fin à toute intervention militaire directe, y compris la turque ? Faut-il rappeler que la Libye se trouve encore sous embargo onusien de livraison d’armes, alors que, ce sont les mêmes pays prétendant agir au nom de cette Légalité Internationale qui violent de la façon la plus « insolente » les décisions onusiennes au nom de cette même légalité internationale !

De l’autre côté et compte tenu de l’ampleur de son intervention militaire directe et des résultats probants jusque-là obtenus, la Turquie, s’arrêterait-elle en si bon chemin pour interagir avec les appels aux négociations politiques ? ou fidèle à sa propension à s’affirmer en tant que puissance régionale méditerranéenne, poursuivrait-elle son intervention à son terme ? Dans ce cas, la limite et l’ampleur de l’intervention militaire turque ne seraient limitées que par le degré d’engagement des pays soutenants le camp Hafter et pas nécessairement l’homme en personne.

De l’autre côté, les pays soutenants le camp Hafter, notamment, la Russie, les EAU et l’Egypte, lâcheraient-ils si facilement leur protégé ? ou ne renforceraient-ils pas substantiellement leur engagement pour justement surclasser l’intervention turque, ou au moins l’égaler de façon à pouvoir peser dans d’éventuels processus de règlement du conflit ? De même l’Europe, la France, l’Italie et aussi l’Allemagne, se contenteraient-elles d’observer la Turquie s’accaparer seule le « gâteau » Libye ?

Ainsi, au vu de ce qui précède, les derniers développements à l’ouest de Tripoli, des mois d’avril et mai, ne seraient que le début d’une série de rebondissements militaires et diplomatiques à venir. Les différentes parties impliquées, libyennes comme étrangères, ne semblent encore pas mûres pour une issue ppolitique négociée. Généralement, à tout développement militaire sur le terrain, correspond des repositionnements politiques jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé et imposé par les grandes puissances.

Malheureusement, là où on est, l’issue de la guerre libyenne semble dépendre de plus en plus de la volonté des puissances étrangères, actrices de premier plan dans le pays, et de leurs tractations entre elles, que du bon vouloir des frères ennemis libyens.

Quid de l’impact de cet important développement

de la guerre libyenne, sur la Tunisie ?

D’abord sur le plan sécuritaire, vu sa position géographique par rapport aux frontières tunisiennes, son isolement du reste des agglomérations et l’importance de ses infrastructures, la base d’El Watia ne doit en aucun cas se transformer en un camp de ralliement et d’entrainement d’éléments terroristes de quelques origines et obédiences que ce soit, car celà constituerait une source de sérieuses menaces à la sécurité de la Tunisie. Une affaire à suivre de prés.

Par contre, l’éloignement du théâtre d’opérations encore plus à l’Est des frontières tunisiennes, conduirait, normalement, à une nette réduction des risques d’instabilité sécuritaire et d’incidents délibérés ou accidentels au sud-est du pays, tels que des erreurs de tir, des obus ou balles ricochés, des incursions d’avions ou de combattants étrangers dans les espaces tunisiens, des tentatives d’infiltration de combattants/terroristes, de contrebandiers ou d’importantes vagues de civils fuyant la guerre et cherchant refuge en Tunisie. Des incursions délibérées, forcées ou par erreurs, de combattants ou d’avions libyens dans les espaces tunisiens, mettraient naturellement la Tunisie dans l’embarras quant à la conduite à tenir vis-à-vis des éléments concernés, ce qui risque d’entamer sa neutralité, aussi sa crédibilité de médiateur éventuel.

Ainsi, sur le plan politique étrangère, la nouvelle situation sécuritaire le long de ses frontières sud-est, devrait permettre à la Tunisie, d’entreprendre plus confortablement une réelle « politique de neutralité positive » et des initiatives de médiation entre les frères ennemis libyens. Seulement, faut-il offrir des médiations réalistes, acceptables par les belligérants et bien sûr défendables sur la scène internationale.

Enfin, sur le plan socioéconomique, la stabilité sécuritaire dans l’ouest libyen, résultat de ce même éloignement des combats des frontières, permettrait également aux peuples des deux pays de reprendre, graduellement mais le plus tôt possible, leurs échanges commerciaux et faciliter les déplacements de personnes dans les deux sens, et ainsi, les soulager des pressions de la guerre, aggravées par la pandémie du Covid19 et de là, améliorer sensiblement leurs conditions de vie, ce qui est, par les temps qui courent, loin d’être négligeable.

En conclusion, les derniers développements militaires dans la région libyenne occidentale, ont confirmé, si besoin en est, qu’aucune reprise de négociations sérieuses n’est envisageable, tant que chacun des deux belligérants garde le moindre espoir de pouvoir en découdre militairement. Lequel espoir est, jusque-là, entretenu par les soutiens et interventions militaires étrangères dont ils bénéficient. Ainsi, l’issue pacifique et négociée entre libyens reste en réalité fortement conditionnée par la cessation de toute intervention militaire étrangère, sous forme de fourniture de fonds, d’armements et à fortiori de mercenaires et contingents prêts pour le combat ou autre. Et c’est sur cet axe, l’arrêt de toute intervention et ingérence étrangère, en conformité avec les résolutions onusiennes, que les efforts doivent se concentrer. Dans l’intervalle et pour mille raisons, la Tunisie ne pourra trouver son salut que dans sa fidélité sans faille à ses principes de politique extérieure : la non-ingérence dans les affaires d’autrui, le respect de la légalité internationale et la neutralité vis-à-vis des belligérants, et ce particulièrement quand il s’agit d’un conflit interne à un pays frère et voisin.

Que Dieu garde la Tunisie –

Gl (r) Mohamed Meddeb

(Armée Nationale)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *