La question du rôle de l’Etat est en train de devenir l’une des questions récurrentes de la théorie économique et des politiques publiques. A chaque fois que nous pensons que nous sommes parvenus à une réponse et à un consensus qui vont nous épargner les conflits et les controverses, les difficultés et les divergences apparaissent de nouveau avec toujours plus de vigueur pour faire de cette question l’une des plus sensibles de la théorie et des politiques économiques.

Cette controverse revient aujourd’hui dans le débat public dans un contexte marqué par la montée des révolutions et des contestations sociales, et une instabilité politique sans précédent. La globalisation et la contre-révolution néolibérale que nous avons connues au début des années 1980 ont contribué au recul du rôle de l’Etat en lui donnant une place limitée à la régulation de l’ordre économique en laissant au marché, ou la main invisible pour reprendre les mots d’Adam Smith, le rôle central dans le fonctionnement du système économique et le maintien de sa cohérence.
Or, cette vision a connu d’importantes critiques et un grand rejet, particulièrement après la crise des subprimes et la crise financière globale qui a failli emporter le système capitaliste. Ces critiques et l’incapacité des mécanismes du marché à faire face à la crise ont amené les gouvernements des grands pays à faire appel à l’Etat et aux politiques keynésiennes qui mettent l’accent sur l’intervention de l’Etat afin de rétablir les grandes dynamiques économiques et faire face aux échecs du marché.

Cependant, ce changement de paradigme et le retour à une vision beaucoup plus interventionniste n’ont pas duré longtemps et la résilience des paradigmes néo-libéraux a refait surface une fois que les grandes turbulences de la crise sont passées. Ainsi, ce paradigme est-il revenu en force pour dominer la conception et la mise en place des politiques économiques dans les pays et dans les recommandations accordées par les institutions internationales, particulièrement les deux sœurs de Washington, le FMI et la Banque mondiale.

Ainsi, nous nous trouvons aujourd’hui confrontés à une véritable crise dans notre réflexion sur le rôle de l’Etat et dans l’incapacité à formuler une nouvelle conception de ce rôle dans le fonctionnement des économies modernes. Le rôle de l’Etat est resté prisonnier de deux conceptions totalement dépassées et incapables de répondre aux frustrations et à la perte de l’espoir. D’un côté, nous avons la conception interventionniste qui préconise une intervention forte et radicale de l’Etat et qui est l’héritière des théories keynésiennes et des expériences historiques de l’Etat-providence. De l’autre côté, nous avons le paradigme néo-libéral qui continue à défendre une vision minimaliste du rôle de l’Etat qui doit se limiter à la correction des imperfections du marché et au bon fonctionnement des institutions en charge de l’ordre marchand.

Mais, ces deux conceptions éprouvent les plus grandes difficultés à relever les grands défis des sociétés post-modernes et de grandes peurs et inquiétudes face à l’explosion des inégalités, et aux transitions climatiques et technologiques. Cet échec s’observe dans l’incapacité des sociétés à formuler des réponses globales et un projet de civilisation capable de renforcer la solidarité sociale et la coopération entre les pays pour reconstruire la paix et la stabilité dans le monde.

Face à ces échecs, il est important de renouveler la conception de l’Etat et sortir de ce dialogue de sourds qui oppose les néo-libéraux et les interventionnistes classiques. Mais avant de formuler quelques propositions sur le nouveau rôle de l’Etat, revenons un instant sur les grandes évolutions que le débat sur cette question a connues au cours des dernières années.

La question de l’Etat et de son rôle dans le fonctionnement des économies modernes a connu deux moments fondateurs. Le premier est celui de l’intervention stratégique de l’Etat au lendemain de la grande crise de 1929 et le second à la fin des années 1970 avec une critique radicale du rôle de l’Etat et son recul à la fin des années 1970 avec la contre-révolution néo-libérale au profit des forces du marché et qui durera jusqu’à la grande crise de 2008 et 2009.

La grande crise de 1929 a constitué un tournant majeur dans l’histoire du capitalisme et dans la réflexion des économistes sur le fonctionnement des économies modernes. Cette crise a été à l’origine du recul de la confiance des économistes et des responsables politiques dans la capacité du marché à maintenir et à sauvegarder la stabilité du système capitaliste, et à lui conférer un fonctionnement cohérent.

Cette crise a été à l’origine de la multiplication des appels au retour de l’Etat et des institutions fortes afin d’épargner au système capitaliste les grandes turbulences et les crises qui pourraient conduire à sa perte. Le maître de Cambridge John Maynard Keynes va porter cette révolution théorique dans le champ économique et va appeler à la nécessité d’une intervention forte de l’Etat afin d’assurer la stabilité du système capitaliste. Cette révolution sera à l’origine d’un important consensus théorique et politique sur le rôle de l’Etat dans le fonctionnement des économies.
L’intervention de l’Etat va connaître un développement rapide au lendemain de la seconde guerre mondiale, devenir un acteur majeur dans les économies fordistes et contribuer fortement à l’âge d’or du capitalisme. Cette intervention ne se limitera pas au domaine économique mais se prolongera à d’autres champs, particulièrement le domaine social avec le développement de l’Etat-providence qui sera au cœur de la nouvelle légitimation du système capitaliste.

Cependant, ce consensus keynésien et social-démocrate sur le rôle de l’Etat ne résistera pas aux crises du régime capitaliste du milieu des années 1970. Les économies capitalistes vont connaître d’importantes crises avec un recul de la croissance, une montée du chômage et de l’inflation et la crise de l’ordre international hérité des accords de Bretton Woods de 1944.

L’éclatement du modèle fordiste et les crises économiques à répétition dès le début des années 1970 ont été à l’origine d’importantes critiques vis-à-vis de l’Etat et des performances de l’interventionnisme économique dans les pays capitalistes. Les analyses keynésiennes du maître de Cambridge et du nécessaire recours à l’Etat dans la régulation de l’ordre capitaliste seront particulièrement visées. Ces critiques seront à l’origine d’un retour en force des bannis d’hier, et plus particulièrement du maître de Chicago, Milton Friedman, qui prendra sa revanche sur Keynes après une traversée du désert de plusieurs décennies. C’est le temps de la contre-révolution et du retour de la main invisible du marché après des décennies d’interventionnisme étatique.

Cette contre-révolution néo-libérale dans le champ économique trouvera dans la victoire des partis conservateurs et l’arrivée de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux Etats-Unis, ses principaux alliés pour opérer un changement radical des choix de politique économique. Ce nouveau contexte politique et économique sera à l’origine de l’émergence d’un nouveau consensus néo-libéral dans les choix de politique économique et dans le recul de l’Etat en faveur du marché dans le fonctionnement des économies capitalistes. Le rôle de l’Etat sera limité à la portion congrue et à la correction des imperfections du marché. Ce consensus contribuera à la libéralisation des politiques publiques et au recul de l’Etat, ce qui permettra une plus grande ouverture des marchés et une plus grande intégration des économies nationales dans la globalisation.

Or, ce consensus néolibéral et les années de la globalisation heureuse vont connaître leur éclipse et une forte remise en cause avec les années de crise 2008 et 2009. Les politiques néolibérales vont reculer drastiquement, donnant une nouvelle jeunesse au maître de Cambridge avec un retour au keynésianisme et à l’interventionnisme étatique dans l’élaboration des politiques publiques dans tous les pays pour faire face au risque de chute du système capitaliste. Les Etats vont jouer un rôle majeur dans le sauvetage des banques et des grandes institutions financières internationales à travers des politiques de relance budgétaire et des politiques monétaires expansionnistes.

Mais, une fois la crise passée et avec le recul du syndrome de la faillite du système global, on a assisté au retour des politiques néolibérales sur le devant de la scène. La question de l’Etat et de son rôle dans l’économie sera alors prisonnière de controverses interminables entre les défenseurs de l’Etat et ses pourfendeurs.

Mais, en dépit de ces tentatives de revenir à des versions passéistes de l’Etat et totalement dépassées et peu pertinentes par rapport à l’évolution des économies et des transformations radicales globales, on assiste à des tentatives de renouveler la conception de l’Etat, de ses rôles et de ses fonctions. De mon point de vue, l’Etat doit assurer quatre fonctions essentielles afin de sortir des grandes crises, de contribuer à une meilleure maîtrise sociale des grandes transformations, et de contribuer à renouveler l’espérance collective. Ces fonctions fondamentales de l’Etat ne se limitent pas aux pays développés mais concernent également les pays en développement.

La première des fonctions stratégiques concerne les grands projets de sociétés et les visions stratégiques de l’avenir. Ainsi, les Etats se doivent d’élaborer, de définir et de favoriser une grande mobilisation sociale autour de ces projets d’avenir. Lors des périodes de crise et et de perte de confiance, les sociétés ont un besoin de vision et de grands projets que seuls les Etats sont capables de produire à travers notamment les grandes institutions de prospectives et les centres de recherche. Ainsi, c’est l’Etat qui possède dans nos sociétés le monopole légitime de production des grands projets d’avenir et l’aptitude à favoriser la formation d’alliances larges ou de blocs historiques autour de ces projets.

La seconde fonction fondamentale de l’Etat dans nos sociétés modernes concerne le domaine social et la nécessité de mettre fin à la montée des inégalités, de la pauvreté et de la marginalisation sociale. De ce point de vue, l’Etat est le seul garant des solidarités sociales. Sa fonction stratégique consiste à veiller à la reconstruction du contrat social afin de rétablir la confiance envers les institutions modernes et de reconstruire leur légitimité mise à mal par les crises à répétition.

La quatrième question essentielle du nouveau rôle de l’Etat concerne les questions économiques, la nécessité de relancer l’investissement et l’ouverture de perspectives pour les entreprises en réduisant la bureaucratie, et la nécessité de mettre en place les principales réformes capables d’accélérer l’investissement et de renforcer la transformation structurelle de l’économie.
Enfin l’action de l’Etat concerne les grandes transitions comme la transition climatique ou la transformation numérique qui exigent une importante intervention de l’Etat afin d’accélérer ces transitions et maîtriser les grands défis qu’ils posent devant les sociétés modernes.

En définitive, nos sociétés connaissent aujourd’hui une ère de grandes transformations et de transitions sans précédent qui sont à l’origine de peurs et d’angoisses dans toutes les sociétés. Ces peurs et ces inquiétudes face à l’avenir sont au cœur de la montée des courants populistes et de cette défiance face à des élites incapables de rassurer leurs sociétés. Ces temps inquiets et agités exigent un renouvellement du rôle de l’Etat et son retour afin qu’il soit capable de reconstruire le contrat social et de fonder une nouvelle espérance collective porteuse de confiance dans l’avenir.

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