Chaque année en ce mois, l’Armée tunisienne célèbre dans une ambiance festive, l’anniversaire de sa création, le 24 juin 1956. Ces festivités sont généralement ponctuées par de nombreuses activités dont des cérémonies militaires en hommage aux martyrs de l’Institution et en reconnaissance aux anciens pour leurs sacrifices consentis à l’édification de cette Armée, l’Armée, l’expression concrète de l’indépendance de la jeune Tunisie. Traditionnellement, le Commandement profite de cette grande occasion pour publier le tableau d’avancement des militaires, remettre les grades aux nouveaux promus et les décorations aux plus distingués au courant de l’année écoulée,sans oublier d’organiser d’importantes activités sportives, culturelles et sociales au profit des militaires et leurs familles. 
Ainsi chaque année, l’Armée vit, ce jour du 24 juin, des moments forts, plein d’émotions, de sentiments de fierté, d’orgueil, d’appartenance à travers cette institution à ce pays, la Tunisie, aussi, un sentiment de dignité en tant que «tunisien», avec tout ce que cela inspire comme histoire, valeurs, rêves et espoirs.

Cependant, ce qui est fort regrettable et pour de multiples raisons, les membres de cette Armée vivent ces festivités de plus en plus seuls, juste entre eux, en milieu presque fermé, en tout cas, en rupture avec la société dont pourtant, ils émanent eux-mêmes. Pour le citoyen ordinaire et pour la société entière, le 24 juin se limite à une séquence de quelques minutes au journal télévisé ou radio ou à une photo dans la presse écrite, ou à une cérémonie de remise de grades et décorations à quelques heureux récipiendaires présidée par le chef de l’Etat. Au fait, un évènement annuel répétitif tout à fait banal et célébré dans l’indifférence générale, sans implication directe du citoyen et de la société, sans aucun effort collectif d’évaluation du moment sécuritaire que traverse le pays, sans réflexions profondes ni rétrospectives ni prospectives pour entrevoir l’avenir, concevoir et bâtir la sécurité nationale dans ce nouvel environnement sécuritaire, pourtant, environnement devenu de nos jours, des plus imprévisibles et des plus risqués.

D’ailleurs, peut-il en être autrement, alors que les citoyens ont volontairement rompu tout lien avec l’armée en se dérober au « Service National », pourtant, devoir constitutionnel « sacré » ? Ainsi, nos jeunes ratent une grande école, l’école de patriotisme, de citoyenneté, de civisme, de sacrifice pour l’intérêt général, de solidarité, d’égalité devant la loi, de sérieux et de labeur, de discipline, bref, une école des valeurs qui fait tant défaut à notre société. Faut-il aussi rappeler que le Service National reste une nécessité absolue et l’unique option au pays, pour assurer sa défense tout en offrant de nombreuses opportunités tant pour le jeune recrue que pour la nation, opportunités qui restent à saisir et à valoriser.

Quelles valeurs donc, quels espoirs et quels projets d’avenir devraient ce 24 juin, nous inspirer, nous les tunisiens?

D’abord, un rappel de certaines réalités et évidences perdues de vue s’impose, un rappel à l’attention de nous tous les tunisiens, citoyens ordinaires, membres de la société civile, élites, politiciens et particulièrement à celle de nos décideurs:

  • La défense du pays n’est en finalité et concrètement, pour chacun de nous, que la défense de sa propre existence même; s’élargissant ensuite à la défense de sa famille; de ses biens; de ses valeurs; de son identité en tant que tunisien; de son environnement géographique, sociétal, culturel, historique, présent et futur ; bref la défense de ce qui constitue et représente en fin le pays dont il est citoyen, sa « Patrie » et ce qui fait de lui-même in fine un « tunisien ».C’est là, la quintessence même de la Défense de la Patrie, l’objet de l’article 9 de la Constitution.
  • S’agissant de sa propre existence, liberté et indépendance, aucun être humain, le moins sensé soit-il, ne se soustrairait volontairement à cette obligation et «privilège» de citoyenneté par excellence, pour confier entièrement sa propre défense à autrui, fusse-t-il à un groupe de ses concitoyens qui auraient volontairement choisi le métier de soldat. Ainsi, logiquement le tunisien devrait tenir à sa propre défense pour sauvegarder sa liberté, devrait s’arracher avec force le droit de se défendre si on l’en prive, et saisir donc l’occasion de s’y préparer selon les modalités convenues et prévues par la loi dans le cadre du Service National et non pas chercher à s’y dérober par tous les moyens. C’est en se préparant à se défendre soi-même et non par procuration, qu’on affiche et sa détermination à défendre son pays, sa liberté et son indépendance. En revanche, renoncer à se préparer à se défendre n’est que l’annonce de sa prédisposition à la soumission, à la résignation et une renonciation même à sa propre liberté et à sa dignité !S’adosser à quelqu’un d’autre pour sa propre défense, tant au niveau individuel que collectif, c’est tout simplement accepter en devenir « esclave » et n’a rien d’honorant!
  • Ce 24 juin ne peut pas ne pas nous interpeller face à la grave dégradation de notre environnement sécuritaire régional et mondial et les menaces et risques que cela engendre, environnement qui n’a jamais été, surtout depuis 2011, aussi dégradé et il ne fait qu’empirer. De nombreux Etats, qu’on croyait bien à l’abri de toute déstabilisation, sont aujourd’hui menacés dans leur existence même!

Depuis 1989, on est passé d’un monde bipolaire, Est / Ouest, certes sous de lourdes menaces de confrontation, entre autres nucléaire, pouvant être déclenchées à tout instant par l’un ou l’autre des protagonistes, mais c’était un monde stable, avec des règles de conduite assez claires, reconnues, prévisibles et bon gré mal gré, acceptées par tous. Aujourd’hui, ce même monde est beaucoup plus instable, les anciennes alliances ne sont plus aussi sûres, les nouvelles ont du mal à résister devant le moindre conflit d’intérêts et lâchent à la moindre épreuve, bref tout le monde semble être contre tout le monde. Il suffit de noter les récents positionnements des Etats Unis par rapport à l’Europe en matière de sécurité et pourtant, tous les deux, membres fondateurs et leaders de l’OTAN ? Où est passée, ce qu’on appelait vulgairement « la Communauté internationale » face à l’accord de Paris sur le climat par exemple? Quel est le sort de l’accord des Six avec l’Iran sur le programme nucléaire de ce dernier ? Comment expliquer les volte-face dans les relations entre certains membres de la plus solide coalition issue de la deuxième guerre, entre les USA et la Turquie envers la Russie par exemple à l’égard du drame syrien ? Qu’est devenu le Conseil de Coopération du Golfe face aux guerres en Syrie et au Yémen et de là, à l’égard de l’Iran ? Ces récentes évolutions géostratégiques ont été accompagnées par la résurgence et la multiplication de nouveaux différents violents intra étatiques comme interétatiques de toute nature, sociale, religieuse, ethnique, économique et autres. L’instabilité des rapports entre Etats, exprimée par la résurgence d’un net individualisme étatique est la nouvelle caractéristique dominante des relations internationales de ces derniers temps. « America first » a annoncé l’autre, dès le début de son investiture ! Et au vu de ses prises de positions qui se suivent, il aurait bien pu déclarer « América only ». On est loin de la solidarité inconditionnelle au sein des alliances d’avant 1989. Entre temps, des Etats et des peuples entiers risquent d’être emportés, balayés même, par la violence interne et les menaces transnationales dont notamment le terrorisme, le crime organisé, les retombées néfastes du changement climatique … le tout aggravé parles interventions étrangères.

Dans ce contexte sécuritaire internationale délétère, il serait naïf et irresponsable même, de penser que notre pays serait épargné des retombées des nouvelles menaces et risques dans notre environnement sahélo-saharien et moyen-oriental, et des interventions d’acteurs étrangers à la zone pour intérêts économiques ou autres prétextes.

Ces évolutions de l’environnement sécuritaire régional et international, devraient nous interpeller et nous inciter, nous tunisiens, à nous ressaisir et réévaluer nos positions envers la problématique «défense et sécurité nationale» pour compter davantage sur nous-mêmes, sur nos moyens et à investir plus dans notre défense et sécurité.
Cela n’est nullement une alternative parmi d’autres, mais c’est l’unique voie pour préserver à notre pays son indépendance, sa liberté et à son peuple sa dignité.

  • De nos jours, aucune institution dans le pays, ne traduit dans les faits, autant que l’Armée, la notion et les valeurs d’appartenance à cette nation tunisienne. Ceci dépasse de loin le simple fait d’avoir le certificat de la Nationalité tunisienne, cela engendre bien sûr de nombreux droits mais aussi, et je dirais en premier lieu quelques devoirs, la Constitution en cite deux, payer ses impôts et accomplir son service national pour se préparer, le cas échéant, à se défendre et défendre sa Patrie. Quel sacrifice pourra égaler, celui de se mettre, Corps et Âme, un premier temps pendant12 mois à la disposition du pays pour apprendre à le défendre et le cas échéant, se sacrifier pour sauvegarder son indépendance et lui assurer ainsi, un avenir digne?
  • Naturellement, le 24 juin devrait être une opportunité pour rendre hommage aux martyrs de la Nation, tombés pour son indépendance et sa liberté, aussi un moment de reconnaissance aux anciens militaires qui ont contribué à l’édification de cette Institution et de là, à la construction de cette magnifique Tunisie, magnifique car tout le mal qu’on lui attribue n’est que le fruit de nos agissements à nous, le pays même n’y est absolument pour rien. Aussi, le 24 juin est un excellent rendez-vous de réflexion collective, de méditation sur la longue histoire militaire, globalement glorieuse, de cette Tunisie pour en tirer les enseignements qu’il faut des victoires et des défaites de nos ancêtres pour tenter de rééditer les premières et éviter les secondes. En tout cas, l’Homme en général, ainsi que les Peuples, c’est dans leur Histoire qu’ils puisent de la force morale pour surmonter les perpétuelles difficultés rencontrées et construire un meilleur avenir. Dois-je aussi rappeler que l’avenir sécuritaire du pays n’est absolument pas le propre seulement des militaires en exercice, bien au contraire, tout citoyen devrait réellement y contribuer, et cela passe en premier lieu par l’accomplissement du devoir du service national.
  • Le 24 juin, malheureusement communément réduit à une fête  » de l’Armée « , est un vrai symbole des valeurs de citoyenneté et de patriotisme: d’abord le sentiment d’orgueil, d’appartenance à cette nation; d’adhésion, avec complicité s’il le faut, à tout ce qui sert son pays ; de la primauté de l’intérêt général sur le particulier; de l’accomplissement du devoir avant de réclamer un quel conque privilège; du principe de compter tant au niveau individuel que national, d’abord sur soi-même avant de solliciter l’assistance d’autrui; la volonté de consentir tous les sacrifices nécessaires pour préserver son indépendance, son avenir et sa dignité. Aussi, cette date du 24 juin, est symbole des valeurs de civisme, des règles de coexistence sociale pacifique, de respect de l’autre avec ses différences, des valeurs du « sérieux et du labeur » qui, eux seuls, permettent d’assurer un avenir digne parmi les nations considérées, bref, symbole de valeurs que le jeune recrue vit en pratique à chaque instant pendant les douze mois du service national.
  • En fin, faut-il rappeler, surtout à nos respectables décideurs en charge des destinées du pays, qu’une politique et un système de défense ne s’improvisent pas, au contraire, nécessitent beaucoup de réflexions, des ressources financières et humaines conséquentes et surtout de longs délais, par ailleurs incompressibles, pour la mise en œuvre des dispositions décidées.

Où en sommes-nous de tout cela ? telle devrait être la vraie question à se poser par chacun d’entre nous, à l’occasion de ce grand jour, le 24 juin. A mon avis, quoique la réponse serait plutôt mitigée, on peut encore garder espoir, mais seulement sous certaines conditions.

En effet, espérer un meilleur avenir reste strictement conditionné par la volonté et la capacité des décideurs, qui seront en charge des destinées du pays suite aux prochaines élections, à entreprendre les réformes et prendre les décisions qui s’imposent, en voici quelques propositions:

  • Accélérer l’adoption du projet de Loi relatif à la refonte du cadre juridique du Service National au sein de l’ARP. Ce projet, annoncé par le Président de la République, Chef Suprême des Forces Armées, déjà depuis de nombreuses années, n’a malheureusement pas retenu l’intérêt de nos honorables députés !Pour s’assurer de l’adhésion de la majorité des citoyens à ce projet, un large débat doit précéder son examen à l’ARP. Lequel débat sera inéluctablement l’occasion pour aborder aussi d’importantes problématiques de « Défense et Sécurité Nationale », telles : pourquoi une Armée ? Quelle Armée aujourd’hui pour le pays : type, format ? quels sacrifices devrons-nous consentir pour notre indépendance et notre liberté ? … ;
  • Ne pas hésiter à cette précieuse occasion, d’inclure dans cette loi sur le Service National, les incitations suffisantes pour attirer et au besoin pousser les jeunes à s’acquitter de ce devoir. Exiger, la régularisation de sa situation vis-à-vis du Service National, pour pouvoir se présenter candidat à n’importe quel poste électif, des conseils municipaux jusqu’à la Présidence de la République, n’est pas du tout une aberration. Malheureusement, l’ARP vient de rater, la semaine écoulée lors de l’adoption de nouveaux amendements à la loi électorale, l’occasion d’aller dans ce sens. Donner l’exemple vaut mieux que mille discours !
  • Entreprendre sans délais, la réforme de l’organisation du Haut Commandement Militaire, en instituant un Etat-major Interarmées pour répondre aux besoins et nécessités évidentes de planification et de conduite des opérations interarmées. Rien ne justifie, le mutisme des décideurs sur cette réforme, proposée pourtant avec insistance depuis de nombreuses années par d’anciens Chefs militaires. Est-ce le résultat de l’insouciance où de l’incapacité de comprendre les vraies motivations et retombées de cette réforme ?
  • Dans ce même cadre des réformes à envisager, il est impératif de relever une grande injustice vis-à-vis des militaires. il s’agit de les dégager de toute responsabilité pénale, quant aux conséquences de l’exécution de missions qui leur sont ordonnées par le Commandement, puiqu’ils agissent conformément aux procédures et lois en vigueur dans l’Institution militaire. Est-il juste qu’un militaire assume la responsabilité, en lieu et place de l’institution qui l’a chargé d’une mission et se trouve condamné tel un criminel de droit commun ? Eh oui, ceci est arrivé dans l’Armée tunisienne, juste récemment, après 2011 même, et après huit longues années de va-et-vient entre la Cour de première instance, la Cour d’Appel et trois fois à la Cour de Cassation, des militaires ont été condamnés à des peines allant de six mois de prison avec sursis jusqu’à deux ans de prison ferme pour avoir causé des dégâts personnels à des suspects lors d’une mission de rétablissement de l’ordre public, commandée par leur chef pendant la fameuse nuit du 15 au 16 janvier 2011 ! Le comble de l’incohérence de l’institution militaire, est que ces mêmes militaires « criminels », ont été promus, alors même qu’ils étaient poursuivis en justice ! Pire encore, le condamné à deux ans de prison ferme, a été sélectionné, suite à un concours et suit une formation à l’Académie militaire pour accéder à la catégorie des Officiers! Ce cas n’étant pas unique, la question mérite réflexion.
  • Engager les médias, au moins publics, à aborder les thématiques de Défense et Sécurité Nationale assez régulièrement, pour que cela imprègne la culture et la mentalité du tunisien, permette aux citoyens de s’approprier leur propre défense et fasse ainsi, du Service National une école de patriotisme et une source de fierté et d’orgueil pour les jeunes et pour qu’ils cessent ainsi de le considérer une « punition ou une corvée » déshonorante à laquelle il fallait mieux s’y soustraire par tous les moyens.
  • Enfin, un certain effort au niveau du budget de l’Etat reste à faire pour booster celui du Ministère de la Défense Nationale et l’amener au minimum nécessaire lui permettant de mettre à niveau ses infrastructures, mieux s’équiper et surtout revoir les conditions socioprofessionnelles du personnel et ainsi, permettre aux Forces Armées d’affronter les menaces et risques actuels et ceux en perspectives. Il est vrai que le pays traverse une crise économico-financière très aigue, mais vu le contexte sécuritaire dans notre environnement et les perspectives d’avenir, il est inadmissible de faire supporter encore au secteur de la Défense du pays et la Sécurité de sa population d’éventuelles économies à faire.I faut savoir que la sécurité aussi a un coût.

Ce sont-là, quelques thématiques et propositions de réforme, que m’inspire l’anniversaire de la création de l’Armée, à considérer pour un éventuel débat dans l’espoir de tendre vers une Armée réellement « citoyenne », une Armée à laquelle prendraient directement part, dans le cadre du Service National, tous les enfants de ce pays et assureraient ainsi eux-mêmes leur propre sécurité. Cela passe inéluctablement, par l’instauration d’un Service National universel et équitable.

Malheureusement, il semble que nos actuels décideurs, de l’Exécutif comme du Législatif, ont encore l’esprit ailleurs! On peut quand même espérer encore avec les prochaines élections.

– Que Dieu garde la Tunisie –

Le Général (r) Mohamed Meddeb
(Armée Nationale)

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