Observateur de la scène politique, après avoir été un des dirigeants  du parti Nidaa Tounes, Moncef Achour dresse un état des lieux de la situation politique. Interview.

leconomistemaghrebin.com : Quelle lecture faites-vous du paysage politique actuel ?

Moncef Achour : La première remarque et la plus importante concerne la fracture entre classe politique et citoyens. Le fossé s’approfondit de plus en plus. Il s’agit d’une sérieuse crise de confiance et d’image. Nous sommes face à un déficit de crédibilité et un sentiment de déception et de désenchantement. En conséquence, on peut dire aujourd’hui que le grand parti politique en Tunisie est celui des abstentionnistes.

Plus que jamais, l’idée, en politique, que l’important n’est pas la vérité mais la perception qu’en ont les gens, est confirmée. Ce qui compte ce n’est pas l’auto-proclamation des politiques, mais la perception des citoyens.

La deuxième remarque est relative à l’état des institutions et des acteurs politiques et sociaux, notamment les partis politiques. Se pose ici la question du rapport à la démocratie, tant en externe, quand le parti s’adresse à la société, qu’en interne quand il s’adresse aux adhérents.

Troisième et dernière remarque : le trait dominant caractérisant le paysage politique, à savoir le net déséquilibre des forces en présence. Il y a Ennahdha et les autres…

Dans un excellent édito dans Jeune Afrique, M. Béchir Ben Yahmed a abordé cette question avec beaucoup de pertinence. Pour lui, les islamistes ne représentent que 20% de la société mais, comme il s’agit d’un parti dogmatique et discipliné, sa force est aussi la faiblesse et l’effritement des autres forces dites modernistes.

À mon sens, la crise et l’implosion de Nidaa Tounes, sa dérive sur fond de népotisme et de populisme, l’usurpation de l’identité du parti (le pluralisme de ses horizons politiques et de ses militants et sa démarcation par rapport au projet islamiste), tous ces facteurs sont la cause principale de ce déséquilibre. Qui, par ailleurs, a faussé le choix du consensus devenu ainsi contre-productif.

C’est pour cela que la première des priorités aujourd’hui est de commencer à fédérer, à rassembler sur des bases solides pour créer l’équilibre, seul garant de la stabilité et de l’alternance politique.

Les Tunisiens ont-ils su gérer l’héritage de l’ancien régime dont de nombreux symboles reviennent sur le devant de la scène?

Malheureusement, les surenchères islamo-gauchistes ont usurpé le droit du peuple tunisien et de la mémoire nationale collective à faire l’inventaire et le bilan de l’ancien régime pour pouvoir en tirer les conséquences et les conclusions. On se rappelle des slogans «50 ans de ruine» ! Jamais l’Etat de l’indépendance n’a été aussi diabolisé, dénigré et insulté.

C’est l’ivresse et l’enchantement révolutionnaire. Pourtant les institutions et les structures de l’Etat tunisien après le départ de Ben Ali ont continué à fonctionner convenablement. La transition démocratique est par essence une voie non révolutionnaire, une période comme son nom l’indique transitoire, où coexistent l’ancien et le nouveau.

Le modèle espagnol est un cas d’école. Les espagnols n’ont même pas jugé nécessaire ou utile de créer des commissions de réconciliation. Ils ont inventé une excellente idée : le fameux «Pacte d’oubli», très révélateur…

Je me rappelle également de la déclaration du grand leader syndicaliste polonais Lech Valeza, lors de sa visite en Tunisie post-14 janvier. S’adressant aux Tunisiens, il a affirmé que  « la réussite de votre transition démocratique dépendra de la manière dont vous allez gérer l’héritage de l’ancien régime ».

Une vision partagée aussi par Philippe Gonzalez, l’ancien chef du gouvernement espagnol. Malheureusement la présidente de l’IVD n’était pas dans cette culture. On connaît la suite.

La nostalgie de l’ancien régime s’explique surtout par l’échec des différents gouvernements qui se sont succédé depuis sept ans et par la détérioration des conditions de vie des Tunisiens, par l’image des politiques post-14 janvier et le manque de visibilité quant à l’avenir du pays.

L’ex- RCD peut-il revenir sur le devant de la scène ?

Il n’y a plus d’entité politique pouvant prétendre être à elle seule l’héritière ou le prolongement de l’ancien parti. Aujourd’hui, plusieurs individus, groupes voire même partis se déclarent non pas du point de vue organisationnel, mais plutôt politique comme faisant partie de la mouvance Destourienne. Sans pour autant préciser davantage leur positionnement. Sans non plus dresser un bilan critique des expériences antérieures. Pour ne pas être sévère ou sélectif, je citerais l’effort fourni par BCE lors de la fondation du Nidaa ou celui de mes amis de l’Amicale des anciens députés. Nous avons besoin de plus d’efforts et de débats pour faire une bonne synthèse de l’œuvre des Destouriens toutes périodes confondues. D’ailleurs, je ne crois pas du tout à ce faux clivage Destourien / PSD / Rcdiste… Pure démagogie et surenchère.

Il y a lieu d’assumer et les zones de lumières et les zones d’ombres de toutes les périodes de l’expérience destourienne. Du mouvement de libération nationale à la création de l’Etat d’indépendance en passant par le régime de Bourguiba jusqu’à celui de Ben Ali. C’est un tout indivisible.

La sensibilité destourienne est une composante essentielle du paysage politique tunisien à travers l’histoire contemporaine de la Tunisie. Pour la pérennité de cette sensibilité, il y a lieu de faire son autocritique et de construire une nouvelle identité politique sur la base des fondamentaux de cette école et en intégrant les nouvelles valeurs issues du changement du 14 janvier.

À partir de ce constat, il n’est pas indiqué de parler d’un retour du RCD. C’est aberrant, insensé et caduc. Mais parler d’une renaissance de la mouvance destourienne dans des partis autonomes ou faisant partie de sensibilités au sein de partis pluralistes est possible. C’est ce que nous vivons aujourd’hui avec le parti Destourien libre ou Al Moubadra ou même Nidaa Tounes.

Le dernier SG du RCD a déclaré, en pleine campagne municipale, que pas moins de 70 à 80% des listes électorales sont constituées d’anciens Rcdistes !! La sainte alliance islamo-gauchiste a beau cherché à éradiquer cette mouvance mais en vain. C’est une réalité sociologique et historique. Ennahdha a changé de tactique. Elle est de plus en plus dans la stratégie du recyclage et de la récupération des anciens militants Destouriens.

Le rapport de Crisis Group recommande la création d’un gouvernement de technocrates. Est-ce possible?

Dans l’immédiat, ce n’est peut-être pas possible, mais c’est très envisageable au cours des mois à venir. Le dernier rapport de Crisis Groupe est le troisième sur la Tunisie. Les deux précédents étaient axés sur : « La transition bloquée, la corruption et les inégalités régionales » d’une part, et : « Comment endiguer la dérive autoritaire », d’autre part.

Les trois se distinguent par une parfaite analyse de la situation et une connaissance profonde des enjeux politiques et sociaux. Le diagnostic est bien fait et traduit bien la réalité. Pour ce qui est des solutions c’est toujours discutable. Les acteurs politiques nationaux sont mieux placés pour définir les perspectives et les solutions, donner de l’espoir aux Tunisiens, dissiper les incompréhensions et dépasser les frustrations.

Le dernier rapport n’exclut pas le scénario d’un gouvernement de technocrates. La question va certainement resurgir de nouveau après la saison estivale, la rentrée scolaire et administrative et la préparation du nouveau budget.

Certes, on n’a pas de tradition en matière de séparation entre la gestion des affaires de l’État et l’Agenda électoral. La neutralité du personnel politique n’est pas pour aujourd’hui. Ce n’est pas uniquement une question juridique, c’est avant tout une affaire de maturité politique. On a toujours été dans l’ambiguïté et l’instrumentalisation. Il est alors indiqué de séparer les deux processus.

Le gouvernement de technocrates aura d’un côté la responsabilité de rationaliser et d’optimiser un tant soit peu la gestion des affaires de l’état avec plus d’efficience et de bonne gouvernance, et d’un autre côté le devoir de bien accompagner le processus vers les prochaines échéances électorales.

Pour finir, je dirais que le titre du rapport de Crisis Group est en lui-même pertinent et révélateur, car il évoque beaucoup plus des querelles entre personnes ou familles que des conflits liés à des projets et des programmes politiques différents.

Etat des lieux, ça donne quoi ?

Nous sommes dans une crise dans la crise, à savoir une crise constitutionnelle, car avec l’absence d’une Cour Constitutionnelle et l’impossibilité  d’élire un nouveau président de l’ISIE les choses se compliquent au point de nourrir les spéculations sur un éventuel report des échéances électorales prochaines. A cela s’ajoute le fait que nous n’avons pas encore résolu la crise entre les deux pouvoirs exécutifs que sont la présidence de la République et la présidence du Gouvernement. Ainsi que la crise des partis politiques qu’on a tendance à diaboliser et qui sont critiqués tant par le camp des pro-islamistes que le camp des réformistes.

Comment analysez-vous le bras de fer entre le Chef du gouvernement et le Chef de l’Etat ? 

Tout le monde sait que Youssef Chahed est un choix de BCE. Dire qu’il était l’un des dirigeants de NidaaTounes destiné à jouer les premiers rôles aussi bien au sein du parti qu’au niveau national est vraiment exagéré. Il est vrai qu’il a présidé le fameux comité des 13 qui avait préparé le congrès de Sousse et qui a installé HCE à la tête du parti. Par la suite, il n’a jamais remis en cause le leadership de Hafedh ni critiqué sa gestion catastrophique du parti. Mais pendant ces quatre années aussi, il n’a jamais participé aux activités de Nidaa ni assisté aux commissions de réflexion.

D’ailleurs, fait saillant et révélateur, alors que tout le staff du cabinet présidentiel et tous les membres Nidaaistes du gouvernement ainsi que des hauts cadres de l’administration étaient présents à la conférence nationale préparatoire des élections municipales, lui a brillé par son absence tout en justifiant cette réunion… Il a pris le train en marche durant la campagne en portant un tee-shirt Nidaa Tounes et en affirmant qu’il votera Nidaa Tounes. Ce n’est qu’après les résultats des municipales qu’il a décidé de tirer à boulets rouges sur HCE au moment où le président BCE était à l’étranger. On connaît la suite.

Youssef Chahed aurait pu être un bon challenge pour les Nidaaistes et les Tunisiens, mais il n’a cessé de confirmer qu’il est mal entouré, mal conseillé, aussi « mazroub » (pressé) que les autres, prêt à utiliser tous les moyens pour aller chercher le pouvoir y compris la rupture avec son mentor, son parti et ses alliés naturels au point de s’allier avec ses adversaires. Drôle de parcours ! Que du gâchis.

Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Même affaibli avec un bilan controversé et rattrapé par l’âge, BCE demeure un élément clé de l’échiquier politique. Les derniers événements l’ont bien montré. L’avenir se fait aussi avec lui. J’espère qu’il saura bien gérer sa succession. Il y va de la stabilité de notre pays.

À la veille d’échéances électorales importantes et dans un climat de crises, le choix de Youssef Chahed de faire la course vers le pouvoir contre la volonté du président et de son parti n’a fait que déstabiliser et fragiliser davantage les institutions. À qui profite le crime ? Pour qui sonne le glas ? Aux jeux d’échecs comme en politique, le plus dur est toujours le coup d’après. Or, de Youssef Chahed on ne connait ni sa vision ni son projet.

Même si on peut lui reconnaître un certain redressement de l’économie, la perception politique est plutôt mitigée. Au-delà des chiffres, le cœur n’y est pas.

Quelles solutions pour le parti Nidaa Tounes ?

D’aucuns pourraient poser la question autrement : Nidaa Tounes aura-t-il un avenir? Pour être conséquent avec le constat que nous avons fait, on peut dire qu’il va de soi que le choix proposé aujourd’hui aux Tunisiens n’est pas entre le mal et le bien, mais plutôt entre le mal et le moindre mal. Il y a quelques mois, ma réponse à cette question était souvent négative. Mais, je l’avoue, aujourd’hui je suis de plus en plus animé par la volonté de m’engager avec plusieurs militants de la première heure de Nidaa, déterminés à réunir les bonnes conditions pour une relance crédible, en impliquant la base, les régions et les différentes sensibilités. Il vaut mieux allumer une chandelle que maudire l’obscurité, n’est-ce pas ?

C’est un choix difficile mais nécessaire. Après son implosion, la reconstruction de Nidaa Tounes n’est pas une tâche facile. Toutes les tentatives dissidentes, si louables et respectées soient-elles, n’ont pas pu, du moins jusqu’à présent, réaliser les objectifs escomptés, à savoir créer des formations capables d’être compétitives et aptes à garantir l’équilibre politique. Cet élément est fondamental dans notre décision. Avec la dynamique de reconstruction de Nidaa nous allons œuvrer avec la même détermination pour une autre dynamique nom moins importante à savoir l’unité des forces centristes et modernistes. Nous prônons l’ouverture, sans exclusion, à toutes les forces démocratiques avec qui nous partageons les mêmes fondamentaux.

Nous appelons à un sursaut national qui nécessite au préalable de la part des dirigeants et des fondateurs du Nidaa Tounes une véritable autocritique et un bilan franc de l’expérience vécue pour en tirer les conséquences. Un devoir moral envers les militants et à travers eux les Tunisiens doit conduire à reconnaître ses erreurs et s’excuser. Un changement de casting s’impose. Ce qui impose le départ ou du moins le retrait des premiers responsables qui sont à l’origine de cet échec. Et ceci conformément aux traditions des partis qui se respectent. Afin d’éviter de reproduire les mêmes erreurs, un système d’évaluation, d’autocritique et de bonne gouvernance doit s’instaurer dans les règlements et les statuts qui régissent le fonctionnement du parti.

N’en déplaise à certains, adeptes de la pensée unique, j’avoue que, à mon humble avis, Nidaa Tounes ne sera pas l’unique solution mais ferait plutôt partie de la solution, afin d’instaurer la confiance et assurer l’équilibre des forces.

 

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